L'ORIGINE CHRÉTIENNE
DE LA SCIENCE MODERNE
Alexandre Kojève
Terra est stella nobilis.
NICOLAS
DE CUES
(De
docta ign., II, 17.)
Peu de faits historiques
sont aussi difficilement contestables que celui de la connexion entre la
science et la technique modernes et la religion, voire la théologie
chrétiennes.
Pour s'en convaincre, il
suffit de constater que l'incroyable essor de la technique contemporaine
présuppose de toute évidence une science théorique à vocation universelle, qui
admet la possibilité de présenter tous les phénomènes perceptibles à l'oeil nu
ou armé comme des manifestations visibles de relations qui ne le sont pas et
qui correspondent d'une façon absolument rigoureuse non pas à des discours
quels qu'ils soient, mais à des formules ou fonctions mathématiques, qui s'y
rapportent d'une manière précise.
On peut, si l'on veut,
appeler cette science Physique
mathématique. Mais il importe alors de préciser que cette Physique ne se limite pas à une partie
quelconque de l'univers ou à l'un de ses aspects particuliers : elle est censée
devoir et pouvoir couvrir sans aucune exception tout ce qui peut y être observé
(c'est-à-dire vu, du moins en dernière analyse).
Or, personne ne conteste
que la physique mathématique à vocation universelle est née au XVIe siècle en Europe occidentale et
qu'on ne la trouve ni avant, ni ailleurs. Sans doute la retrouve-t-on de nos
jours un peu partout dans le monde. Mais il n'en reste pas moins qu'elle ne se
trouve que là, où se présente aussi sinon le christianisme en tant que
religion, du moins la civilisation - 295 - que nous n'avons aucune raison de
ne pas appeler chrétienne. Ce n'est sans
doute pas seulement l'absence de baptême qui a empêché et empêche encore les
sauvages de toute sorte de s'adonner à la physique mathématique. Mais qu'est-ce
qui a empêché de le faire les subtils Chinois, qui ont pourtant imposé à des
masses énormes une civilisation hautement différenciée et raffinée à l'extrême?
Pourquoi les Indiens, qui bénéficièrent des arts et des sciences hellénistiques
et en firent bénéficier beaucoup d'autres peuples, n'ont-ils jamais tenté de
dépasser, dans le domaine scientifique et technique, les limites, d'ailleurs
étroites, dont ils ont hérité? Comment se fait-il que les, quelques grands penseurs
hébreux, qui ont -bien voulu faire participer le judaïsme à certains efforts
intellectuels des païens civilisés, n'ont jamais essayé de contribuer par quoi
que ce soit au développement des idées qui pourraient devenir un jour une
science proprement dite? Et les Arabes que l'Islam n'empêcha pas de contribuer
activement au développement et à la propagation de la civilisation
hellénistique qu'ils furent les premiers à faire renaître : pourquoi
n'essayèrent-ils pas de mathématiser par exemple la chimie qu'ils découvrirent,
au lieu de se contenter d'assimiler et de perfectionner les seules
mathématiques, pures ou célestes, des Anciens? En bref, aucun peuple non
chrétien n'a pu ou voulu dépasser les limites de la science hellène. Or, le
fait est que les Grecs qui n'ont pas voulu ou pu dépasser les limites de leur
propre science ont tous été païens.
*
* *
Étant donné qu'il est difficilement soutenable que les Grecs ont
été païens parce qu'ils n'ont pas fait de physique mathématique, force est de
supposer (à moins de prétendre que la civilisation est un chaos d'éléments
disparates qui n'ont aucun rapport entre eux) qu'ils n'ont pas pu élaborer une
telle physique parce qu'ils voulurent rester païens (à moins d'admettre, ce qui
serait peut-être déplacé dans le contexte du présent volume, que la science
hellène et la théologie païenne sont des manifestations indépendantes,
d'ailleurs complémentaires, d'un seul et -
296 - même phénomène, qui aurait un caractère non
discursif parce qu'il appartiendrait au domaine de l'action). Or, à mon avis
tout au moins, cette assertion est beaucoup moins canularesque qu'elle ne
paraît l'être à première vue, Sans doute faudrait-il, pour prendre cette
assertion tout à fait au sérieux, se mettre préalablement d'accord sur ce qu'est
au juste le Paganisme «classique», ou, plus exactement, la théologie qui a
servi de toile de fond à la philosophie grecque de Parménide à Proclus et donc
aussi, qu'on le veuille ou non, à l'ensemble de la science hellène. Mais vu
l'impossibilité évidente d'arriver à un tel accord, je me contenterai de dire
brièvement ce que ce Paganisme devrait être pour que l'assertion en cause soit
acceptable, sinon acceptée. Par opposition à la théologie chrétienne, la
théologie païenne «classique» devrait être une théorie de la transcendance,
voire de la double transcendance de Dieu. En d'autres termes, il ne suffisait
pas au païen, comme il suffit au chrétien, de mourir (dans certaines conditions
appropriées) pour se trouver face à face avec la Divinité. Même en se débarrassant
complètement de son corps (ce dont le chrétien n'a, d'ailleurs, nullement
besoin), le païen est arrêté à mi-chemin dans son ascension vers Dieu par un
écran sinon opaque, du moins infranchissable, qui est si l'on veut «divin» au
sens de trans-mondain ou supra-terrestre, mais par rapport auquel le Dieu
proprement dit est encore et reste à jamais transcendant. Le Theos du paganisme
«classique» n'est pas seulement au-delà du monde où vit le païen. Ce Theos est
encore irrémédiablement au-delà de l'Au-delà auquel le païen peut
éventuellement accéder après sa mort. En partant de la terre, le païen n'est
jamais sur le chemin qui pourrait le mener auprès de son Dieu. Peu importe,
d'ailleurs, que l'écran qui est censé séparer Dieu du monde où vivent et meurent
les païens soit constitué, comme pour Platon, par un Cosmos idéel u-topique ou,
comme pour Aristote, par le Ciel planétaire et sidéral éthéré, sans position
précise dans l'espace vide infini, mais néanmoins franchement spatial. Ce qui
compte dans les deux cas, c'est l'impossibilité absolue de franchir cette
barrière idéelle ou réelle tant pour le païen que pour son Dieu. Car si la
théorie (la contemplation) du Cosmos
Noétos platonicien ou de l'Ouranos
aristotélicien est - 297 - un sommet que l'homme païen ne saurait dépasser, ni de son
vivant, ni après sa mort, ces mêmes Ouranos
et Cosmos sont aussi pour lui la
limite extrême des manifestations ou incarnations possibles de son Dieu. En dehors de ce qui n'est nulle
part, tout comme en deçà de ce qui est dans les cieux, tout est partout et
toujours profane dans le monde des classiques païens. Or, si le Theos de la théologie païenne est le Nunc Stans de l'Éternité ponctuelle ou
l'Un-tout-seul qui ne se dénombre
pas, le Monde transcendant où ce Theos
se manifeste ou s'incarne ne peut être autre chose qu'un ensemble bien ordonné
de relations rigoureuses, fixées depuis toujours entre des nombres éternels et
précis (peu importe qu'il s'agisse des nombres ordinaux que Platon semble
assigner à chacune des Idées, ou des nombres cardinaux qui mesurent les rayons
des sphères célestes eudoxo-aristotéliciennes). Inversement, par rapport à ce
monde encore ou déjà divin, le monde profane où nous vivons (peu importe qu'il
soit l'ensemble du cosmos ou seulement la portion sub-lunaire de celui-ci) ne
saurait comporter des relations vraiment mathématiques ou mathématisables. Loin
d'être un ou formé d'unités ordonnables ou dénombrables, ce monde est constitué
par des éléments fluctuants qui, soit se dédoublent sans cesse d'une manière
indéfinie, soit se transforment insensiblement partout et toujours en leurs
«contraires», par définition purement qualitatifs. Ainsi, du point de vue de la
théologie païenne classique, on ne peut trouver des «lois mathématiques»,
c'est-à-dire des rapports éternels et précis que là où il n'y a p'as de matière
du tout, ou tout au moins là où celle-ci n'est qu'un pur éther inaccessible aux
sens. Du point de vue de cette théologie, il serait impie de rechercher de
telles lois dans la matière vulgaire et grossière du genre de celle qui
constitue les corps vivants nous servant temporairement de prison. Et c'est
pourquoi, pour des païens convaincus tels que Platon et Aristote, la recherche
d'une science telle que la Physique
mathématique moderne serait non seulement une pure folie, comme pour tous
les Grecs civilisés et donc susceptibles de s'occuper de sciences, mais encore
un grand scandale, tout comme pour les Hébreux[1] - 298 -
*
* *
Admettons qu'un païen croyant ou convaincu ne peut pas faire de physique mathématique. Admettons aussi
qu'il ne suffit pas, pour en faire, de ne pas être païen ou de cesser, de
l'être, vu que les conversions des païens au bouddhisme, au judaïsme ou à
l'islamisme - 299 - ont été peu fructueuses du point de vue scientifique.
Mais faut-il vraiment
être ou devenir chrétien pour pouvoir s'adonner à la physique mathématique? A première vue, on serait tenté de répondre
par la négative.
D'une part, parce que
pendant près de quinze siècles la civilisation chrétienne s'est fort bien passée
de physique mathématique. D'autre
part, parce que les promoteurs de la science moderne n'ont pas été, en règle
générale, particulièrement bien vus par l'Église. Mais ces deux arguments ne
résistent pas à un examen tant soit peu attentif.
Tout d'abord, si les
quinze siècles en question furent incontestablement chrétiens, le Christianisme
était loin d'avoir pénétré à cette époque dans tous les domaines de la culture.
Sans doute, la théologie et dans une certaine mesure la morale (sinon le droit)
furent-elles assez rapidement christianisées (la christianisation de la
théologie elle-même n'étant d'ailleurs nullement totale). Mais si l'on veut
voir, par exemple, dans le style gothique le premier art spécifiquement
chrétien (parce que volontairement contraire à la «nature» du bois et de la
pierre), il ne faut pas oublier que c'est plus de dix siècles qu'il a fallu
l'attendre. Quant à la philosophie, l'énorme effort de tout le Moyen Age a eu,
sinon pour but, du moins comme seul résultat, de retrouver d'abord le
Platonisme et puis l'Aristotélisme plus ou moins authentiques (et donc païens),
que les Pères de l'Église n'ont eu que trop tendance à négliger au profit de
leur théologie nouvelle, d'ailleurs authentiquement chrétienne en règle
générale (du moins si l'on fait abstraction des errements nettement
néoplatoniciens, mais - 300 - bien intentionnés d'un Origène ou
d'un Marius Victorinus, voire des canulars que Damascius publia sous le nom de
Denys l'Aréopagite ou des ironiques écrits du classique philosophe païen que
fut Clément d'Alexandrie). Et la situation fut presque encore pire en ce qui
concerne la science proprement dite.
Préoccupée surtout et avant tout, d'ailleurs à juste titre et
d'une façon efficace, de préserver la pureté de la foi, c'est-à-dire l'authenticité
des dogmes chrétiens théologiques, l'Église surveilla d'un œil assez distrait
(et souvent peu compétent) les sciences et la philosophie où le paganisme aura
tôt fait de reprendre du poil de la bête. Cette distraction des services
ecclésiastiques responsables allant parfois jusqu'à les amener à défendre
certaines théories philosophiques et scientifiques incontestablement païennes
contre des apparemment bons chrétiens qui voulaient les christianiser.
Car, qu'on le veuille ou non, les Promoteurs de la science moderne
n'étaient ni païens, ni athées, ni même anti-catholiques en règle générale (ne
l'étant, d'ailleurs, que dans la mesure où l'Église catholique leur paraissait
encore entachée de paganisme). Ce que ces savants combattaient, c'est la
Scholastique dans sa forme la plus évoluée, c'est-à-dire l'Aristotélisme
restitué dans toute son authenticité païenne, dont l'incompatibilité avec la
théologie chrétienne avait été clairement vue et montrée par les premiers
précurseurs de la philosophie des temps nouveaux (qui, avec Descartes, essaya
pour la première fois à devenir elle aussi chrétienne et qui le devint
effectivement par et pour Kant). En bref et du moins en fait et pour nous,
sinon pour eux-mêmes, c'est parce qu'ils ont combattu en leur qualité de chrétiens
la science antique en tant que païenne, que les divers Galilée petits, moyens
et grands ont pu élaborer leur nouvelle science, qui est encore «moderne» parce
que la nôtre.
*
* *
En admettant que la science moderne est née d'une opposition consciente
et volontaire à la science païenne et en constatant qu'une telle opposition
n'est apparue que dans le monde chrétien (d'ailleurs assez tardivement et dans
certains milieux sociaux seulement), on peut se demander quel dogme
particulier de - 301 - la théologie chrétienne est en
dernière analyse responsable de la (relative) maîtrise que les peuples
chrétiens (et eux seuls) exercent aujourd'hui sur l'énergie atomique (laquelle
maîtrise, apparaissant en période de fin d'histoire, ne peut contribuer qu'au
prompt rétablissement du paradis sur terre, sans jamais faire de mal, du moins
physique, à qui que ce soit). Pour répondre à cette question, il paraît
suffisant de passer rapidement en revue les
grands dogmes chrétiens de l'unicité de Dieu, de la création ex
nihilo, de la Trinité et de l'Incarnation, en négligeant tous
les autres (d'ailleurs dérivés ou secondaires, voire reflétant dans certains
cas des séquelles du Paganisme). Or, en ce qui concerne le Monothéisme, sa responsabilité est visiblement hors de cause,
étant donné qu'on le trouve à l'état pur tant chez les païens évolués que chez
des Juifs et des Musulmans irrémédiablement arriérés du point de vue
scientifique. Quant au créationnisme,
du fait qu'on le trouve aussi dans le Judaïsme et dans l'Islam sous une forme
authentique, il n'est certainement pas responsable lui non plus de la Science moderne. Ni d'ailleurs le dogme
de la Trinité que le [néo]-platonisme
païen est loin d'ignorer complètement et qui, même chez les chrétiens, incite
beaucoup plus à l'introspection «mystique» ou aux spéculations «métaphysiques»
qu'à une observation attentive des phénomènes sensibles corporels ou à des
expérimentations avec ceux-ci[2].
Reste donc le dogme de l'Incarnation,
qui est d'ailleurs le seul des grands dogmes de la théologie chrétienne à être,
du point de vue de la réalité historique, à la fois authentiquement et
spécifiquement - 302 - chrétien, c'est-à-dire propre à toute pensée chrétienne et à elle
seulement[3].
Si donc le christianisme est responsable de la Science moderne, c'est le dogme
chrétien de l'Incarnation qui en
porte la responsabilité exclusive. Or s'il en est vraiment ainsi, l'histoire ou
la chrono-logie concorde parfaitement avec la «logique». En effet, qu'est-ce l'Incarnation, sinon la possibilité pour
le Dieu éternel d'être réellement présent dans le monde temporel où nous vivons
nous-mêmes, sans déchoir pour autant de son absolue perfection? Mais si la
présence dans le monde sensible ne détériore pas cette perfection, c'est que ce
monde est (ou a été, ou sera) lui-même parfait, du moins dans une certaine
mesure (mesure que rien n'empêche,
d'ailleurs, d'établir avec précision). (1) Si, comme les chrétiens croyants
l'affirment, un corps terrestre (humain) peut être «en même temps» le corps
de Dieu et donc un corps divin et (2) si, comme le pensaient les savants
Grecs, les corps divins (célestes) reflètent correctement des relations
éternelles entre des entités mathématiques, rien n'empêche plus (3) de rechercher
ces relations dans l'ici-bas autant que dans le ciel. Or, c'est précisément à une telle recherche que des chrétiens de plus
en plus nombreux s'adonnent avec passion depuis le XVIe siècle,
suivis ces derniers temps par quelques juifs, musulmans et païens[4],
- 303 - Mais
que s'est-il passé au juste au XVIe siècle dans le domaine
scientifique? Kant fut probablement le premier à reconnaître le rôle
décisif que la «Révolution copernicienne» a joué dans la genèse de la science
moderne. Or, qu'a fait Copernic, sinon projeter la Terre où nous vivons, avec
tout ce qui s'y trouve, dans le Ciel aristotélicien? On a trop souvent répété
que ce chanoine polonais a délogé la Terre de la place privilégiée que lui
assignait la cosmologie païenne, Mais on avait toujours oublié de préciser que
cette place n'a été «privilégiée» que dans la mesure où elle fut censée être ce
qu'il y avait de plus bas au monde (au sens tant propre que figuré de
ces mots), Pour tous les païens, ainsi que pour les savants prétendument
chrétiens d'avant Copernic, la Terre avec ce qui s'y trouve était vraiment un
ici-bas, par rapport auquel même la lune faisait figure d'un Transcendant
irrémédiablement inaccessible en raison tant de la supposée perfection
«éthérée» de tout ce qui est céleste que de l'évidente «lourdeur» du terrestre
quel qu'il soit. Or, cette façon païenne de voir les choses ne pouvait
satisfaire un homme qui voulait bien faite de la science, mais à condition de
rester chanoine et par conséquent chrétien. Seulement, il ne suffit pas de ne
pas être satisfait de toutes les anciennes façons pour trouver une façon
vraiment nouvelle. Et si Copernic a réussi là où tant d'autres bons chrétiens
ont échoué (sans d'ailleurs faire beaucoup d'efforts pour réussir), c'est parce
qu'il a fait preuve, non pas certes d'imagination, mais de l'énorme courage
(intellectuel) qui est propre aux seuls génies. Quoi qu'il en soit, c'est
Copernic qui a éliminé de la Science (S) toute trace de paganisme
«docétiste» en faisant
suivre dans le Ciel le corps du Christ ressuscité par l'ensemble du monde
terrestre - 304 - où Jésus est mort, après y être né. Or, quel que soit ce
Ciel pour les chrétiens croyants, il fut pour tous les savants de l'époque
un ciel «mathématique» ou mathématisable. Projeter la Terre dans un tel
Ciel équivalait donc à inviter ces savants de s'atteler sans tarder à la tâche
immense (mais nullement infinie) de l'élaboration de la physique mathématique. C'est ce que
firent effectivement les savants chrétiens. Et puisqu'ils le firent dans un
monde en gros déjà christianisé, ils purent le faire sans qu'on y crie trop
fort à la folie; ni même au scandale.
*
* *
Sans doute, la folle
projection copernicienne de la terre qui est la nôtre dans des cieux
aristotéliciens, provoqua dans ces derniers un certain désordre(sic) qui aurait
scandalisé un classique païen. Mais des savants vraiment chrétiens ne pouvaient
pas s'en formaliser; et ils ne le firent pas d'ailleurs. Ce qui était important
pour eux a été, en effet, entièrement préservé : à savoir, l'identité
scientifique foncière de la terre et du ciel. Mais depuis un certain temps,
plus exactement depuis le temps où se manifeste dans le monde (scientifique et
autre) une certaine tendance à devenir athée au lieu de rester chrétien, des
phénomènes inquiétants commencent à apparaître dans l'univers unifié
terro-céleste (d'ailleurs en bonne ou mauvaise voie de devenir paradisiaque,
sans attendre une reconfirmation de son caractère divin). C'est que l'espace
«de phases» multidimensionnel où les lois mathématiques de la moderne physique
(non plus seulement quantitative, mais encore quantique) s'appliquent
nécessairement même dans les moindres détails, ressemble de plus en plus au
fameux Cosmos noétos que certains
païens qualifiaient comme transcendant et appelaient u-topique, parce qu'il s'agissait d'un lieu qu'on ne pouvait
situer, par rapport à nous, en aucun endroit. Tandis que le monde où les
naissances, les vies et les morts des hommes se situent en des endroits
accessibles et précis, semble à nouveau être voué au plus complet désordre,
qu'un pur hasard régit(resic). Les savants athées de notre temps assisteraient
ainsi à une sorte de revanche de l'antique et païen Platon... Mais s'il en
était - 305 - ainsi, ce serait une tout autre histoire. Qui serait, d'ailleurs,
d'autant plus autre que le hasard de nouveau mis en cause semble, à
l'encontre du hasard ancien, pouvoir lui aussi être mathématisé, voire divinisé
au sens païen de ce terme : vu qu'il est censé être parfaitement mesurable et
même - grosso modo - précis, étant de toute façon éternel.
- 306 -
[1] Resterait, il est vrai, le cas du Timée. Mais j'ai d'excellentes raisons de croire (bien que je suis probablement seul à le faire) que, comme dans tous les dialogues de Platon, les théories développées explicitement dans le Timée n'ont rien à voir avec les idées de l'auteur lui-même. Dans ses dialogues, Platon expose des théories à la mode, qu'il juge erronées, voire pernicieuses et auxquelles il s'oppose résolument, cette opposition prenant généralement la forme d'un persiflage plus ou moins camouflé, où la théorie critiquée est poussée jusqu'à des conséquences absurdes, voire grotesques (Cf. par exemple, Tim., 91 d-e,) où la fameuse théorie « darwinienne» de l'origine des espèces que Timée expose fait descendre les oiseaux des astronomes [du genre d'Eudoxe] : «Quant à la race des oiseaux qui portent des plumes au lieu de poils, elle provient, après une petite [sic] modification, de ces hommes dépourvus de méchanceté, mais légers, qui s'occupent des apparences célestes, mais croient, en raison de leur simplicité, que les démonstrations qu'on en obtient par la vue sont les plus solides». Dans le dialogue qui nous occupe, «Timée» n'est autre qu'Eudoxe (qu'on appelait communément Endoxos, en raison de sa grande célébrité), qui agaçait prodigieusement Platon non seulement parce qu'il avait fondé à Athènes une École rivale (où la théorie platonicienne des idées était complètement déformée en vue d'une application «physique» et Platon lui-même méchamment critiqué pour son manque de culture scientifique), mais encore et surtout parce que le scientisme mégaro-eudoxien en imposait énormément aux meilleurs élèves de l'Académie, Aristote en tête (Cf. Phil., 62 a-d, où l'on voit ce que Platon pensait réellement des sciences en général et de la «physique mathématique» eudoxienne en particulier.) Quoi qu'il en soit, la tirade ironiquement ampoulée qui termine le Timée et que Socrate accueille avec un silence visiblement réprobateur (Tim., 92 c), montre clairement ce que Platon n'admet pas dans la théorie qu'il persifle. Dans et pour cette théorie, le monde où nous vivons est un Dieu sensible (Theos aïsthetos), ce qui est, pour le bon païen qu'était Platon, une notion contradictoire dans les termes, du genre des pseudo notions telles que cercle carré. Or, si Platon dit que d'après cette théorie le monde (sensible) est divin, c'est précisément parce qu'elle prétend y trouver des relations, voire des entités mathématiques. C'est donc l'idée de base de la Physique mathématique, à savoir la tentative «eudoxienne» de retrouver dans les phénomènes sensibles (spatio-temporels) les relations précises qui subsistent entre les entités mathématiques idéelles (éternelles), qui est, pour Platon, à la fois un scandale et une folie. - Sans doute pourrait-on dire qu'Eudoxe était païen lui aussi. Mais, d'abord, rien n'est moins sûr, vu qu'il pouvait fort bien être athée. Ensuite, nous ne connaissons de sa «physique mathématique» que le persiflage (21) - 299 - volontairement loufoque qu'a bien voulu en faire Platon. Enfin, comme il a été très justement remarqué, on a dû, attendre le XVIe siècle pour voir la première tentative de donner une suite scientifique aux idées esquissées dans le Timée (sinon par Platon-« Socrate» du moins par Eudoxe-« Timée »). Jusque-là, tout en étant généralement pris au sérieux (avec de louables exceptions cependant, dont celle du philosophique empereur Julien), le Timée n'a eu que des suites «mystiques» ou «magiques» (sans parler des simples redites, antiques ou modernes, dont toute tentative de compréhension est absente). - D'ailleurs, Démocrite lui aussi a pu être athée. N'empêche que dans un monde démocritéen on ne peut loger qu'un Theos païen, c'est-à-dire un Dieu doublement transcendant, puisque Dieu doit nécessairement y être au delà non seulement des phénomènes sensibles (d'ailleurs purement «subjectifs»), mais encore de la réalité (objective) «atomique».
[2] Bien entendu, la notion de la Trinité chrétienne diffère essentiellement de la notion trinitaire dite néoplatonicienne (qui est, en fait, purement platonicienne en ce sens qu'elle remonte au moins au Platonisme moyen, qui n'est lui.même qu'une forme dogmatisée du Platonisme authentique) et la différence entre ces deux notions a une portée philosophique (si l'on veut «métaphysique») énorme. Mais cette différence tient uniquement au fait de l'Incarnation de la Deuxième Personne. Or, il est évident que ce n'est pas le dogme de l'Incarnation qui a été déduit de celui de la Trinité. Au contraire, c'est le dogme chrétien de la Trinité qui est un dogme dérivé, en ce sens que la notion trinitaire païenne y a été radicalement transformée en vue d'être compatible avec ce qu'est pour les chrétiens le fait de l'Incarnation (ainsi que celui du «don» du Saint.Esprit d'ailleurs postérieur à l'Incarnation et dérivé par rapport à elle).
[3] Ce que l'Incarnation est pour le chrétien n'a rien à voir avec les soi-disant «incarnations» qu'ont en vue les mythes païens ou les histoires bibliques: devenir et être Homme est tout autre chose que revêtir une forme (ou une apparence) humaine (ou autre). Saint Augustin l'a parfaitement bien vu et clairement montré aux chrétiens (cf. par exemple De Trin., Il, VII, 12 et IV, XXI, 31), tandis que les adeptes du Judaïsme n'en ont jamais douté.
[4] Sans doute les conséquences scientifiques du dogme de l'Incarnation n'ont été tirées que petit à petit (d'ailleurs sans aucune aide appréciable de la part des Églises). Ainsi, par exemple, le Paganisme scientifique a pu se maintenir pendant assez longtemps dans le monde chrétien grâce au maintien de la distinction «démocritéenne» entre les qualités dites «secondes» et «premières», qui paraissait anodine du point de vue théologique. Mais l'affirmation que la couleur des cheveux ou le son de la voix de Jésus Christ ne sont que des phénomènes «purement subjectifs» équivaut en fait à ce même Docétisme théologique que l'Église a justement et efficacement combattu en tant que séquelle évidente du Paganisme. Rien d'étonnant donc que la Science chrétienne ait fini par mettre elle-même bon ordre dans cette lamentable affaire, de sorte que les instances ecclésiastiques responsables et compétentes n'ont pas eu à intervenir, du moins explicitement. Aujourd'hui, loin de faire abstraction des «qualités secondes» à l'instar d'un Démocrite qui les jugeait méprisables, la Physique mathématique les traite avec un profond respect et cherche à les mesurer en vue de les mathématiser, au même titre que celles .que les Savants païens estimaient êtres nobles, ou même divines.